Espèces aquatiques envahissantes : une menace pour les Grands Lacs

Il faut parfois des décennies avant qu’apparaissent tous les effets et conséquences de la présence d’espèces aquatiques envahissantes. L’Évaluation binationale des risques écologiques des carpes à grosse tête et des carpes argentées pour le bassin des Grands Lacs, réalisée par Pêches et Océans Canada en 2012, avait conclu qu’après l’arrivée des carpes asiatiques, il faudrait sept ans pour que toutes les répercussions se réalisent. Pêches et Océans Canada s’est servi de cette information pour effectuer une analyse des incidences socioéconomiques (MPO, 2014)2 afin de mieux saisir les effets de l’établissement des carpes asiatiques dans ces eaux. L’étude se base sur les données de 2011, ainsi que sur celles de 2018, après rajustement, afin de cerner les conséquences au bout de 20 ans et de 50 ans. Comme l’analyse portait sur le Canada, on n’a pas tenu compte des données provenant du lac Michigan. 

Activités

Année de référence : 2018

(millions de $)

20 ans

(milliards de $)

50 ans

(milliards de $)

Pêche commerciale

$227

$5

$10

Pêche récréative

$560

$12

$26

Navigation de plaisance

$7,291

$153

$333

Observation de la faune

$218

$5

$10

Utilisation des plages et des rives des lacs

$248

$5

$11

Total

$8,544

$179

$390

 

 

Tableau 1. Évaluation des valeurs actualisées d’activités dans les Grands Lacs dans 20 ans et 50 ans, par activité2

Source : Calculs réalisés par le personnel de Pêches et Océans Canada, Direction des politiques et des études économiques, Région du Centre et de l’Arctique.

Afin d’évaluer le risque estimatif pour chaque activité, on a présumé qu’en l’absence de mesures de prévention, la carpe asiatique arrivera, établira ses populations, survivra et se propagera en raison de la présence de nourriture, d’une niche thermique et d’un habitat de frai convenables, ainsi que de la présence d’échancrures très productives dans le bassin des Grands Lacs.

Pêche commerciale

La pêche commerciale dépend grandement de la santé des Grands Lacs et de leur état écologique. En 2011, elle a rapporté, dans cette région, plus de 33 millions de dollars. La présence de la carpe asiatique aurait de multiples conséquences, dont les suivantes :

 

  • Accroissement des coûts et diminution des revenus pour les pêcheurs commerciaux; 
  • Diminution des peuplements de petits poissons dont se nourrissent les espèces recherchées par les pêcheurs commerciaux, par suite de la consommation directe par la carpe asiatique;
  • Concurrence accrue pour les ressources alimentaires, pour les jeunes et les adultes des espèces indigènes;
  • Diminution des revenus, suivie d’un déclin du bénéfice brut, le tout formant un cycle de répercussions négatives.
Pêche commerciale
Graphique 1 : Répercussions de la présence de la carpe asiatique sur la pêche commerciale

Dans la perspective de la demande, le secteur de la pêche commerciale subirait également des conséquences négatives, puisque la qualité des espèces indigènes récoltées baissera probablement à mesure que diminueront les populations totales. Au fil du déclin du nombre total des populations exploitables, le pêcheur commercial devra modifier ses méthodes afin de pouvoir récolter de plus petits poissons d’espèces indigènes. La diminution en taille et en qualité s’accompagnera d’une baisse de la demande de poissons des Grands Lacs comme sources de nourriture.

Species

Érié

Huron

Ontario

Supérieur

Total global

Débarquements (lb)

     

Perchaude et baret

8,639,438

400,888

153,276

1600

9,195,202

Éperlan arc-en-ciel

5,909,710

261

1

5,909,972

Doré jaune

4,417,966

176,516

24,230

811

4,619,523

Grand corégone

530,013

2,774,792

78,208

255,714

3,638,727

Bar blanc

1,823,374

1,243

155

1,824,772

Autres*

445,358

365,797

189,944

519,934

1,521,033

Total

21,765,859

3,719,497

445,812

778,061

26,709,229

Valeurs au débarquement

     

Perchaude et baret

$15,188,370

$887,012

$285,436

$2,416

$16,363,235

Éperlan arc-en-ciel

$1,359,120

$73

$0

$0

$1,359,193

Doré jaune

$9,039,586

$444,159

$57,113

$1,217

$9,542,074

Grand corégone

$717,572

$3,223,094

$72,497

$246,538

$4,259,701

Bar blanc

$1,432,657

$909

$89

$0

$1,433,655

Autres*

$36,961

$195,631

$167,512

$209,183

$609,287

Total

$27,774,266

$4,750,877

$582,648

$459,354

$33,567,145

 

Tableau 2. Débarquements et valeur au débarquement de la pêche commerciale dans les Grands Lacs en 2011, par espèce et par lac2

Note :* Comprend l’anguille d’Amérique, le buffalo à grande bouche, la marigane noire, le poisson-castor, la barbotte brune, la lotte, la barbue de rivière, le saumon quinnat, le cisco, la carpe, le malachigan, l’alose noyer, le touladi, Lepomis, Moxostoma, le necture tacheté, le grand brochet, le genre Oncorhynchus, le saumon rose, Pomoxis, la brème d’Amérique, la truite arc-en-ciel, le crapet de roche, le ménomini rond, la lamproie marine, les meuniers et le meunier noir.

Activités récréatives

La présence de carpes asiatiques dans les Grands Lacs causerait du tort à la pêche récréative de diverses façons, comme le montre le graphique ci-dessous. Si les taux de prise des pêcheurs récréatifs devaient diminuer en raison du déclin des populations d’espèces indigènes, on constaterait un recul de cette activité et, par voie de conséquence, une diminution du revenu disponible qui y est consacré. Les pêcheurs à la ligne versent de forts montants au gouvernement provincial pour obtenir des permis de pêche et ils contribuent, lors de leurs séjours, à l’activité d’autres secteurs de l’économie. Si la pêche récréative et ses activités connexes perdent de leur attrait, d’autres entreprises et d’autres modes de vie, qui dépendent de la survie et du développement de ce secteur, en seront affectés sur le plan économique.

Activités récréatives
Graphique 2 : Répercussions de la présence de la carpe asiatique sur la pêche récréative

La carpe asiatique peut également nuire aux activités aquatiques récréatives, car elle cause directement des blessures et des dommages aux biens. On sait que la carpe argentée, s’excitant au son d’un moteur de bateau, bondit hors de l’eau et peut ainsi blesser un adepte du ski aquatique ou encore se retrouver dans un bateau, blessant des passagers ou endommageant des biens. On a aussi rapporté des cas où une carpe argentée a rompu des cannes à pêche ou brisé différents équipements, dont des pare-brise. Ajoutons à cela la boue, le sang et les excréments que laisse une carpe asiatique ayant atterri dans un bateau. En plus de ces dommages potentiels, il est possible que les propriétaires de bateaux voient augmenter leurs dépenses d’exploitation et d’entretien, par exemple pour des réparations ou pour l’installation de matériel protecteur.

 

 

Le tableau 3 décrit brièvement les autres activités importantes auxquelles nuirait l’établissement de la carpe asiatique dans les eaux canadiennes. On y indique en quoi consiste la menace, ainsi que la valeur estimative d’éventuels dommages sur 20 ans et sur 50 ans. Ces montants représentent les dépenses que les consommateurs auraient à assumer dans chacune des catégories. On s’attend à ce que les citoyens canadiens et les non-résidents évitent en partie ces dépenses en se tournant vers d’autres secteurs, à cause du tort fait à leurs activités habituelles en raison de l’établissement de ces espèces envahissantes (les valeurs ne tiennent pas compte du surplus du consommateur et des revenus touristiques, dans chaque cas).

Activité principale

Menace

Incidence

Résultat

Valeur estimative

20ans

50ans

Navigation de plaisance

Bonds hors de l’eau de la carpe argentée

Dommages aux embarcations et au matériel de navigation

Accroissement des dépenses d’exploitation et d’entretien

109milliards de dollars

237,3milliards de dollars

Blessures

Réduction de la participation

Observation de la faune

Augmentation du nombre de tapis algaux de Cladophora dans les Grands Lacs, principalement le long des rives

Baisse de la qualité de l’eau

Obstacles aux activités et aux possibilités d’observation

3,5milliards de dollars

7,5milliards de dollars

Préoccupations pour la santé humaine

Réduction de la participation

Utilisation des plages et des rives des lacs

Augmentation du nombre de tapis algaux de Cladophora dans les Grands Lacs, principalement le long des rives

Obstacles aux activités se déroulant sur les plages et les rives des lacs

Diminution des valeurs immobilières et redistribution des dépenses vers d’autres secteurs

5,2 milliards de dollars

11,3 milliards de dollars

 

Tableau 3. Sommaire des menaces aux activités importantes et coûts respectifs dans le bassin des Grands Lacs2

Cladophora : algue verte commune dans les Grands Lacs, qui croît sur un substrat dur ou sur le fond d’un lac, s’en détachant tout au long de l’été.

Valeur économique totale des Grands Lacs

Le temps a démontré que le bassin des Grands Lacs est, à bien des points de vue, une ressource précieuse pour l’économie canadienne. Il est directement lié à de nombreux secteurs industriels, qui seraient tous grandement affectés si l’état écologique des lacs était compromis. L’estimation la plus récente de la valeur des activités réalisées dans le bassin et aux environs, pour l’économie canadienne, atteint 13 800 000 dollars.

Le bassin des Grands Lacs rend de précieux services à la société, en assurant le maintien de la santé de l’écosystème et de la diversité. Ces valeurs intrinsèques sont toutefois difficiles à quantifier, car elles sont bien plus intangibles que les autres bienfaits, comme la pêche commerciale (Krantzberg, 2006). Le graphique 3 donne plus de précisions sur cette valeur et montre sa répartition entre les différents secteurs industriels et économiques.

Valeur économique totale du bassin des Grands Lac
Graphique 3 : Valeur économique totale du bassin des Grands Lacs

Valeur sociale et culturelle des Grands Lacs

On doit s’attendre à ce que les activités récréatives et culturelles, au Canada, subissent des répercussions négatives similaires à celles que l’on a constatées dans l’État de l’Illinois et dans le réseau de voies navigables de la région de Chicago à la suite de l’établissement de la carpe asiatique dans les Grands Lacs. Chaque année, plus de 1,5 million de plaisanciers utilisent le réseau de voies navigables des Grands Lacs. Les conséquences écologiques de la présence de la carpe asiatique dans les Grands Lacs consisteraient probablement en une décroissance considérable de l’activité industrielle, de l’emploi et des activités récréatives qui en dépendent. Dans ce dernier cas, on constaterait également un effet direct sur la réputation de l’Ontario comme destination pour les touristes amateurs de plein air, y compris chez les acheteurs de maisons de villégiature. 

Les Premières Nations habitent les rives des Grands Lacs depuis longtemps et elles ont noué une relation unique avec les rivières et lacs du bassin. On dénombre actuellement environ 75 collectivités autochtones habitant le long des côtes des Grands Lacs et de nombreuses autres sont établies à proximité. Des centaines de telles collectivités se livrent à la pêche et nombreuses sont celles qui dépendent de la pêche de subsistance pour leur alimentation et pour des raisons culturelles3. Au-delà de 70 % des Autochtones du Nord, rendus à l’âge adulte, récoltent des richesses naturelles comme le poisson; parmi eux, plus de 96 % le font pour assurer leur subsistance4. Si, à cause de l’invasion d’espèces aquatiques exogènes, la pêche venait à être perturbée, ces peuples éprouveraient de considérables difficultés à maintenir leur mode de vie. La détérioration éventuelle de la qualité des Grands Lacs soulève d’autres préoccupations, comme les suivantes :

  • Une biodiversité qui faiblit pourrait entraîner la perte de connaissances autochtones sur différentes espèces, advenant leur extinction;
  • Les collectivités des Premières Nations subiraient des pertes économiques en raison d’une diminution de la pêche commerciale;
  • La détérioration des populations de poissons menace la sécurité alimentaire et notamment le régime traditionnel des Premières Nations;
  • Des sites d’une considérable importance culturelle ou spirituelle pourraient disparaître.

Les Premières Nations sont des intervenants essentiels dans la prise de décisions concernant les Grands Lacs et on les consulte au sujet de la mise en valeur des ressources.

Les Grands Lacs apportent d’importants bienfaits à la population de la région sur le plan de la subsistance, mais aussi dans l’optique sociale, culturelle et spirituelle; ils contribuent grandement à l’économie dans son ensemble :

  • Sur le plan social, les plages et les rives des Grands Lacs donnent aux résidents un sentiment d’appartenance, ainsi qu’une occasion unique de se livrer à des activités de recherche et de formation qui aboutissent à une meilleure compréhension de l’écologie des lieux;
  • Les pêcheurs qui récoltent les poissons d’eau douce des Grands Lacs et les localités intéressées connaissent depuis longtemps l’importance de cette ressource, non seulement pour la préservation des valeurs communautaires traditionnelles, mais aussi pour leur subsistance.
  • Les habitants s’enorgueillissent des plages et des rives des Grands Lacs, qui rendent possible tout un éventail d’activités récréatives. Leur état est, pour le public, un indicateur important de la qualité de l’environnement.
  • La pêche de poissons d’eau douce a grandement contribué à la préservation du mode de vie traditionnel des peuplements autochtones de la région. Elle fait partie des principales activités économiques permettant le maintien d’un mode de vie fondé sur les relations familiales et les traditions autochtones, ce qui lui donne une grande importance sur le plan social et culturel.
  • En raison de la compatibilité naturelle de la pêche et des moyens de subsistance autochtones traditionnels, cette activité permet aux pêcheurs autochtones de participer à l’économie moderne sans pour autant perdre leur identité culturelle.
  • La pêche commerciale revêt une grande importance pour l’emploi, mais aussi sur le plan culturel. En fait, ces avantages non économiques sont non seulement considérables, mais aussi parfois supérieurs à ceux qu’apporte la pêche de subsistance, comme source de nourriture.

References

References

1.  Bi-national Ecological Risk Assessment of Bigheaded Carps (DFO, 2012)

2.  Socio-Economic Impact of the Presence of Asian Carp in the Great Lakes Basin (DFO, 2014)

3.  Assembly of First Nations – Impacts of Pollution on Great Lakes Fisheries Discussion Paper (http://www.afn.ca/uploads/files/impacts_of_pollution_on_great_lakes_fisheries.pdf)

4.  Climate Change, Health, and Vulnerability in Canadian Northern Aboriginal Communities (Furgal et al., Environmental Health Perspectives, 2006) http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1764172/#b36-ehp0114-001964